L’expertise, un mode de gouvernance a-politique et a-partisan ?

03/02/2022

En 2003, Cécile Robert, dans un paragraphe de son article L'expertise : un mode de légitimation « a-politique », écrit, s'agissant de l'organe exécutif européen, qu'« en masquant la dimension idéologique des choix sur lesquels elle repose, la Commission [européenne] peut, en effet, non seulement revendiquer une capacité à définir l'intérêt général communautaire, mais aussi s'en arroger le monopole, au nom d'une objectivité et d'une indépendance dont ses partenaires politiques seraient constitutivement dépourvus ». Cécile Robert montre que la Commission européenne est caractérisée par un recours massif à l'expertise qui lui procure une compétence d'arbitrage au-delà des clivages politiques nationaux. Mais en réalité on constate que les politiques publiques mises en oeuvre sont politiquement et idéologiquement orientées.

La doctrine sous-jacente à la construction de l'Union européenne en générale, et celle de la Commission européenne en particulier, est celle du fonctionnalisme. C'est une doctrine selon laquelle chaque problème est technique et sa résolution ne peut être qu'efficace à un niveau supranational, de manière technique et segmentée. Dans cette conception l'Etat est défaillant concernant la mise en valeur du bien-être collectif en raison de gouvernants occupés seulement à des luttes politiques et politiciennes nationales pour garder ou obtenir le pouvoir.

Par ailleurs, cette doctrine repose sur une finalité qui est la fédération. Or cette fédération n'obtiendrait pas le consentement des peuples (1). Dès lors, il s'agit de passer par la technique du « spillover » (engrenage en français) c'est-à-dire par la technique dite « des petits pas » : à partir de la mise en commun d'un domaine particulier (souvent appartenant au domaine économique et commercial), un processus d'intégration continu s'enclenche et va progressivement se conclure en une intégration politique pour aboutir à une fédération régionale. Ce caractère fonctionnaliste a imprégné fortement la Commission qui est construite comme un élément arbitral et neutre dans la résolution de problèmes régionaux au départ, mais qui va progressivement devenir une entité volontariste au fur et à mesure de l'intégration. 

Le bâtiment Berlaymont à Bruxelles, siège de la commission européenne. 📷  Guillaume Périgois
Le bâtiment Berlaymont à Bruxelles, siège de la commission européenne. 📷 Guillaume Périgois

Bien qu'à l'origine arbitrale, la Commission n'en n'est pas moins devenue arbitraire dans la conduite des politiques publiques internationales. En effet, sous couvert d'une posture non plus politique mais d'expertise, elle agit avec la légitimité des savants : une légitimité non plus politique mais scientifique, même mathématique.

Mais la Commission européenne souvent qualifiée, à juste titre, de technocratique, reste en fait un organe éminemment partisan n'ayant pas la légitimité que détiennent les Etats. La gestion du pouvoir et la mise en place des politiques publiques libérales d'un point de vue économique montre son caractère idéologique et politique. Par conséquent, la soi-disant objectivité ou neutralité de la Commission européenne permettant, d'une part, l'arbitrage entre les intérêts nationaux de chacun des États de la Communauté européenne et réduisant, d'autre part, les problèmes sociaux et politiques à de simples problèmes techniques segmentés dont la seule expertise (d'acteurs publics ou privés) est la solution, est battue en brèche aujourd'hui. Ce caractère d'expertise est en réalité lui-même politique (au sens de la relation de pouvoir) : la légitimité du politique n'est seulement plus celles des nations, des peuples, mais celles d'« experts ». De plus il y a eu (et il y a encore) une volonté politique de dissoudre les nations dans un concert supranational et de confier le pouvoir à ces « experts ».

Le démembrement de l'Etat-nation est largement rendu possible, en France, par les élites politiques, médiatiques et financières (2) qui ont le pouvoir aujourd'hui et qui participent, directement ou indirectement, à la déconstruction des nations et de leur souveraineté. Ces oligarques représentent ce que Marx appelait la superstructure dans la société capitaliste : étant dominant (par la détention du capital) dans le processus de production appelé infrastructure, ils sont dominants dans la superstructure (dans les milieux de pensée) qui, elle-même, influe l'infrastructure. De manière cyclique, étant dominants dans l'infrastructure par la relation de domination qui s'y établie, ils le sont ainsi dans la superstructure qui influe, par l'éducation et le processus de socialisation, l'acceptation de l'infrastructure. Ce n'est en effet pas un hasard si 90% des médias en France sont détenus par une poignée de grandes fortunes : ces dernières favorisent ainsi leurs intérêts de classes et garantissent la légitimé de leurs positions dans la société tant d'un point de vue économique que politique.

Une oligarchie changeante ?


Ces élites et leur conception de la société se sont installées durant la Révolution de 1789 en France. Elles ont, en effet, mis en place des réformes de l'Etat qui font date aujourd'hui, mais ont bâti aussi un système qui favorise leurs intérêts. En caricaturant, on peut dire que le pouvoir économique étant détenu par la bourgeoisie, elle ne lui manquait plus que le pouvoir politique pour être certain, entre autre, que la monarchie n'entrave pas ses intérêts.

Le processus a changé aujourd'hui. Ces élites ont décidé désormais de se débarrasser de la république et du régime représentatif national (pour lequel elle s'est battue jusqu'alors) pour mettre en place ce qui semble être un système technocratique d'expertise supranationale, élu ou non, avec des instances se plaçant au-dessus des Etats. La Commission européenne, par son statut représente cette volonté : une instance supranationale, non élue, douée d'une compétence d'initiative réglementaire qui cherche à résoudre des problèmes, non politiques, mais techniques.

On peut dire sans nul doute que ces élites financières et médiatiques ne sont pas dupes quant au rôle détenu par la Commission européenne dans l'espace politique. Elles savent que la Commission, sous sa coiffe d'expert et d'arbitre, est partisane et qu'elle protègera ses intérêts et sa conception de la société. Par ailleurs, par l'intermédiaire du lobbying, de la corruption ou parce que certaines personnes y siègeront tout bonnement, les organes européens sont soumis à des pressions, propositions ou influences qui peuvent les rendre indépendant des peuples et des Etats. Cependant cette indépendance est très relative en ce qui concerne les groupes de pression (3) ou certains représentants de personnes physiques. Les activités d'expertises, lorsqu'elles ne sont pas pratiquées dans un but idéologique, sont bien-sûr au fondement même de l'outil de la création et de la gestion des politiques publiques. Néanmoins, la société ne peut être gouvernée uniquement sur des questions d'expertises, mais par un débat et une délibération politique car les considérations techniques et scientifiques ne peuvent être décorélées de réflexions philosophiques, historiques et culturelles. 


 (1) On peut retrouver l'abandon (au moins) discursif de la fédération à partir notamment de l'époque de l'échec du traité instituant la Communauté européenne de défense (CED) signée le 27 mai 1952 par les six Etats fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) et ratifiée par 5 des 6 Etats, l'Assemblée nationale française s'étant opposée à la ratification de ce traité le 30 août 1954.  

(2) Ces trois catégories étant souvent liées, parfois même intimement.

(3) On peut notamment prendre pour exemple la plaque au fronton du parlement européen, inaugurée le 6 décembre 2001 par l'ancienne présidente du Parlement européen Nicole Fontaine. La plaque dispose de noms de plusieurs groupes en son centre: « SEAP, Society of european affairs professionals. Incorporating Felpa, fédération européenne du lobbying et public affairs ». La SEAP est une organisation regroupant des lobbyistes. La journaliste du Nouvel Obs Christiane Chombeau, dans son article du 24 janvier 2017 « L'Europe des firmes : les lobbies chez eux à la Commission », reprend le passage exposé dans le journal Fakir où le journaliste interroge l'eurodéputé belge Alain Hutchinson qui explique que les « lobbies sont ici chez eux : ils passent dans les bureaux, déposent des dossiers, des stylos, vous invitent au restaurant ».

   

  

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