La "gauche", en perte de sens ?

Dans un article de Victoria Koussa du 10 septembre 2023 paru sur France Info, on apprend une nouvelle et énième fois que les élus de gauche tentent de comprendre la perte de leur électorat populaire et rural qui se tourne vers le Rassemblement national. Or, les déclarations des élus interrogés semblent lunaires face à la détresse des administrés. L'auteure relate la mise en place par certains députés « de voies étonnantes » comme une brocante pour rencontrer et reconquérir les électeurs. Et dans un éclair de génie, un député nous avoue comprendre que « Pour beaucoup de gens, la gauche ça signifie 'les métropoles', 'le vélo' ou 'contre les voitures'. Il y a une image que la gauche est contre tout. Et là, on a une image plutôt de gens qui agissent. » Les députés qui « agissent » pensent-ils réellement résorber le malaise démocratique au travers d'une brocante et d'une tournée de café, d'autant plus après les manifestations des Gilets jaunes de 2018 qui ont largement été soutenues dans la France périphérique[2] ? Autrement dit dans la France rurale et périurbaine par des classes populaires rejetées des métropoles mondialisés. Et quel performance théâtrale ! Le député semble en effet très fier de donner aux citoyens une « image […] de gens qui agissent. » Il est à la limite d'avouer qu'il « agit » pour les cameras !
Sur le fond des propos recueillis par Victoria Koussa, si l'organisation d'une brocante, d'un concert et d'un débat sont des propositions qui partent d'une bonne intention (positives) à première vue, elles ne sont néanmoins pas à la hauteur des enjeux auxquelles la France doit répondre (crise des services publics et notamment des hôpitaux, déserts médicaux, l'inflation…). Phillipe Brun, député de l'Eure, explique la nécessaire introspection que la gauche doit réaliser : « Je crois qu'on doit avant tout nous interroger nous-mêmes sur notre message. Ceux qui défendent les salaires, le pouvoir d'achat et les retraites, normalement, c'est la gauche. » Sur ce point, il serait déjà habile de définir ce qu'est cette « gauche ». La « gauche » de la Convention n'est sans doute pas la même que la « gauche » de l'affaire Dreyfus ou de la IVe République ni même la « gauche » du Parti socialiste des années 1980. Outre ce point, le problème est que cette gauche – c'est-à-dire le PS puis a fortiori les partis de la NUPES – libérale et petite-bourgeoise, s'est mise au service du Capital. Elle s'est inscrite dans une stratégie se caractérisant par la diversion de la lutte des classes par la mise en avant de l'idéologie transgressive et de la révolution sociétale et culturelle. Cette stratégie est devenue la finalité même du combat de cette gauche qui finit par travailler au profit du « néo-capitalisme »[3]. Ainsi, c'est parce que son « message » n'a pas été suivi d'actes et parce que la gauche a délaissé les problèmes sociaux et de lutte des classes au profit de problématiques plus globales et sociétales que la confiance en la gauche a disparu pour l'électorat populaire périurbain et rural. Ces problèmes sont plus qu'importants et leurs débats au sein de la société est nécessaire. Mais l'urgence pour les classes populaires est tout autre. La situation d'Aline est une illustration éloquente, elle qui a du mal à joindre les deux bouts avec ses deux emplois précaires.
Par ailleurs, le fait que les questions de politiques monétaires, une large part des politiques budgétaires, et des autres secteurs d'ailleurs, soient définies ou orientées par les administrations supranationales de l'Union européenne est une des raisons pour lesquelles la gauche, comme le reste du paysage politique, ne peut plus agir sur les problèmes structuraux (inflation, dette publique, déficit, sous-investissement public, immigration, …). Il ne leur reste plus qu'à faire semblant d'agir, de brasser du vent, le concret étant définit avant tout par Bruxelles… ils le savent, ils l'ont voulu et le veulent encore. Par ailleurs, si une marge de manœuvre était laissée aux Etats pour définir leur politique sur les sujets globaux et sociétaux, c'est de moins en moins le cas. Des décisions de cours de justice internationale (CJUE et CEDH), en plus d'un lobbying de certaines associations ou industriels auprès des institutions parlementaires et exécutives européennes orientent les textes communautaires[4] et rétrécissent le cadre d'action législatif et réglementaire des États membres.
Ainsi, n'est-ce pas la perte de souveraineté – qui, elle, n'est pas une « image », mais bien réelle – qui serait le facteur du malaise démocratique, de la perte de confiance dans LE et LA politique de manière générale ? La France n'est pas un avion sans pilote, mais un drone dont le pilotage est assuré depuis des bases situées à Bruxelles, au Luxembourg, à Francfort ou encore à Strasbourg. Enfin, d'une part la gauche s'est désintéressée, voire a méprisé les tenants de ce qui faisaient la Nation et des classes populaires. D'autre part et comme conséquence, la gauche s'est tournée vers les métropoles mondialisées et gentrifiées, bases d'un nouvel électorat urbain de couches moyennes. Ces deux observations n'ont elles pas poussé cet électorat populaire à s'orienter en direction d'un réenracinement, d'un certain protectionnisme culturel et du RN ou de l'abstention ?
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[1] Victoria Koussa, "On essaie de rassembler les gens" : comment une partie de la gauche tente de s'adresser de nouveau aux classes populaires, francetvinfo.fr, 10 septembre 2023. Consulté le : 15/09/2023. https://www.francetvinfo.fr/politique/reportage-on-essaie-de-rassembler-les-gens-comment-une-partie-de-la-gauche-tente-de-s-adresser-de-nouveau-aux-classes-populaires_6052799.html
[2] Concept théorisé par Christophe Guilluy dans La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires paru en 2014 chez Flammarion.
[3] Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir, Delga, Paris, 1972.
[4] Les décisions de justices de la CJUE et de la CEDH et le droit de l'Union européenne priment sur les droits nationaux des États membres.
